«Écoute-moi. Je vais te raconter une anecdote. Un jour, je me trouvais dans une bibliothèque, une grande et merveilleuse bibliothèque. Plus exactement, dans la salle de lecture. Les rayons étaient remplis de volumes magnifiquement reliés. Un type déambulait. Il s'est arrêté devant l'un des rayons, il a sorti un volume.. Le livre avait une reliure de cuir marron, gravée d'or. Il y avait aussi, sur la couverture des lanières de cuir foncé piquées, reproduisant un motif très compliqué. C'était vraiment un très bel objet à regarder. Et sûrement très agréable à toucher, car le cuir épais était aussi très agréable à toucher, car le cuir épais était aussi très souple. Donc, le type était là, tenant le livre dans ses mains. Visiblement sa vue lui procurait du plaisir. Puis il l'a tenu très serré et il l'a plié, en avant et en arrière. Ensuite, il l'a posé contre son visage et a sent l'odeur du cuir. Enfin, il a mis le bord du livre dans sa bouche, et on aurait pu croire qu'il le mordait, qu'il le dégustait, qu'il le mâchait... Je ne sais pas s'il aurait fini par en détacher un morceau et s'il l'aurait avalé... Il a dû se retourner et s'apercevoir que je l'observais. Il a reposé le livre et il est sorti rapidement de la salle. Je me suis dirigé vers le rayon où il s'était arrêté, et j'ai pris le livre à mon tour. J'ai soulevé la couverture. C'était un recueil de poèmes d'un auteur élizabéthain peu connu. Je me suis assis à la table et, quelques heures plus tard, j'ai rangé le livre dans son rayon. Ces poèmes était magiques. Cette poésie était divine, authentique. Et ce tupe avait contemplé la reliure en cuir et les incrustations dorées. Il avait pris le cuir dans ses mains, l'avait tordu, l'avait senti. l l'avait goûté et mâché.-Pourquoi me racontez-vous ça? demanda Barry.-Cet homme est un symbole de l'humanité contemporaine qui pourvoit aux plaisirs des sens et de la chair, et méprise les horizons infinis de la pensée. Elle ignore tout des pouvoirs de la pensée, de l'esprit, ou de l'âme, enfin peu importe le nom qu'on donne à ça. Bref, l'espèce humaine méconnaît cet aspect, et, à la place, tâtonne, se tortille et hurle dans un combat sans fin pour assouvir ses désirs. Il arrive obligatoirement un moment où cette quête dépasse les bornes, où l'on estime ne plus avoir de justifications à fournir. C'est alors que le Mal apparaît.»
David Goodis, La garce, Le livre de poche.
Peut être est-ce après avoir lu ce passage que son éditeur a pensé bon d'offrir une couverture aussi laide pour son livre. Peut être que si David Goodis avait su quel sort on réservait au livre, n'aurait-il pas écrit se passage, qui sait. Ce rapport au sens qui disparaît lorsqu'on s'adonne à la lecture électronique (oui, ça sonne faux n'est-ce pas?). Un bon argumentaire pour tous les vendeurs d'e-book après tout. Ce rapport très particuliers entre le sens et l'esprit, l'objet et ce que l'écriture nous dit, précisément une certaine vision de lecture, à l'opposé de ceux qui pensent uniquement l'esprit, et les autres, qui ne pensent qu'à l'objet. Nos rapports aux livres semblent en dire beaucoup sur notre conception du monde.
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