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Je préparais mon rapport lorsque le téléphone sonna. Et tout alla très vite. Tonton donna ses instructions :
- Négocie, gagne du temps, joue pas au petit soldat.
Je courus ventre à terre en direction de la R 16 banalisée qui m'attendait. Un peu énervé : c'était ma première affaire d'otages.
Le chauffeur, rapide et sûr. A ses côtés, l'agent stagiaire Contis Ernest, un peu blême. Assis près de moi sur le siège arrière, le brigadier Primerose couvait des yeux son protégé. Une voiture bourrée d'inspecteurs suivait.
Je réclamai des détails au brigadier.
- Patron, dit-il, je crois que le type est cinglé. Complètement pété. Je...
Je me tournai vers le bricard :
- Continuez.
- Eh bien, d'après l'îlotier qui était le premier sur les lieux, ça se passe dans un grand magasin d'électroménager. Le tueur a déjà flingué un démonstrateur qui faisait du zèle.
M'efforçant au calme, je questionnai :
- A-t-il exposé ses conditions ?
- C'est que...C'est pas très clair patron. Il parle uniquement aux machines à laver...
J'adressai un regard fatigué à Primerose :
- Vous dites ?
- Uniquement les machines à laver. Pas un mot aux otages, ni aux moulins à café. Exclusivement les machines à laver.
- Bon le reste : comment est-il armé ? Ses fringues ? Masqué ? Européen ? Précisez !
- C'est-à-dire, patron, il n'est pas exactement masqué
- Comment ça "pas exactement" ?
Primerose marqua une pause et reprit :
- Eh bien, voilà, patron. Le criminel est... déguisé... Heu...
- Alors ? questionnai-je irrité en sortant mes pastilles pour la toux.
- Écoutez, patron, en quelque sort, le type est déguisé en ...paquet de lessive !
Je m'étouffai et recrachai mes Valda. Je n'avais jamais rien entendu d'aussi absurde :
- Vous êtes fatigué, brigadier ?
Primerose protesta :
- Patron, je rapporte simplement les propos de l'îlotier.


Une foule très dense, en attente de la barbaque volant tous azimuts, stationnait devant l'entrée du magasin d'électroménager. De nombreux flicards et quelques inspecteurs en interdisaient l'accès.
Le ventre noué et les burnes en deuil, je franchis la porte du magasin comme on se je jette à la baille. Aussitôt, je me trouvai en face d'un fusil à canon scié.
La créature qui tenait le fusil... Deux bras et deux jambes nues et poilues ainsi qu'une tête entièrement rasée émergeaient d'une énorme boîte de carton où s'étalait, merveilleusement imitée, la marque "Paic".
Je me présentai à la créature d'une voix qui avait fâcheusement tendance à chevroter :
- Commissaire Padovani. Je suis mandaté pour écouter vos conditions et négocier, mais libérez immédiatement les otages.
Mains sur la tête, trois vendeurs - dont une femme - et le directeur s'alignaient devant les récepteurs de télévision.
L'homme-paquet se présenta :
- Bonjour ! Je suis Paic-Machine !
- Enchanté ! répondis-je, pris de court.
J'ajoutai :
- Eh bien, heu... J'écoute vos exigences, monsieur Paic-Machine.
- Je veux rentrer dans la machine à laver, comme le petit bonhomme à la télé.
- Rien ne s'y oppose, monsieur Paic-Machine, mais votre fusil va vous gêner.
Je fis un pas ver lui mais il gronda :
- Halte ! Regardez.
Du bout de son arme il désignait le cadavre d'un vendeur. Je bafouillai :
- Mais... Qu'est ce que vous voulez ?
- Je veux adoucir les synthétiques. Je veux rentrer dans la machine et disparaître. Ne plus voir vos gueules de tueurs. C'est clair ?
Le brouillard s'estompait et les mots passèrent mes lèvres sans que je les contrôle tout à fait :
- Duraille, le monde, hein ? Pas très chaleureuse, la société, n'est-ce pas ? Elle est même flippante, violente, glacée et glaçante, non ?
L'homme-paquet leva sur moi un regard émouvant, de grands yeux. Des yeux d'enfant battu.
Je repris :
- Dès le réveil, l'estomac se noue et ça, progressivement, douloureusement. Je connais. Et vous aussi, n'est-ce pas, ça se noue à l'intérieur de votre paquet ?
L'homme-paquet opina. Son regard avait quelque chose de bouleversant :
- Et puis, toute la journée, c'est la peur panique. Comme un sismographe, votre cœur oscille à chaque gueulement, chaque crissement de pneu. Je sais. Et puis, c'est la nuit, le ralenti, le silence et on se sent mieux, presque libre, presque vivant. C'est ça, hein ?
L'homme paquet hocha la tête. Je repris :
- A la télévision, vous avez vu cette publicité pour Paic-Machine. Moi aussi elle m'a frappé. Au fond, Paic-Machine, ce petit bonhomme : son sort est enviable.
Le paquet aux yeux tristes dodelinait toujours de la tête. Il fallait en finir. Le sauver :
- Je voudrais que vous ayez confiance. Un fumier ne vous parlerait pas comme ça.
- Fumier ? Non, pas vous, murmura l'homme-paquet.
Sa réponse m'arracha un soupir. Pouvais-je le sauvez de lui-même et des autres ? Je repris :
-L'idée n'était pas mauvaise, mais à court terme "ils' ne vous auraient pas longtemps laissé en paix dans votre machine. "Ils" seraient venus avec de longs bâtons, des gaffes, des piques et des fourches pour vous débusquer et vous auriez crevé de peur dans le noir de votre machine. Non, c'était pas la bonne solution. C'est maintenant que vous êtes en sécurité. Vous dépendez de moi, personne ne peut allonger la paluche vers vous.
Paic-Machine me jeta un regard éperdu et baissa le canon de son arme. L'occasion de me démasque ; la sémillante ordure qui gagne la confiance d'un pauvre mec pour mieux l'abattre. Mais je ne fis pas un geste. Etonné, Paic-Machine le va sur moi un regard sombre et fiévreux et je me sentis chavirer devant cette immense confiance.
Il n'allait pas tarder à me tendre son arme. Gagné. Je saisis le fusil sans hâte, soulagé.
Le dernier des métiers. Vienne vite l'heure où je claquerai ma carte au ministre, ce zombie. Je m'en irai planter mes choux dans mon lopin de terre avec Francine et Paic-Machine loin de cette débâcle, à la lisière de ce qu'on appelle "bonheur".
La vitrine vola en éclats. Je sentis, tout proche, un homme sauter au travers et se mettre en position de tir.
Il était trop tard pour intervenir. Trop tard pour l'homme-paquet. Trop tard pour la campagne, les odeurs de terre mouillée. Nous échangeâmes un regard et il me donna rendez-vous dans l'éternité.
Sous mes yeux, le carton se troua d'impacts. Un deuxième puis un troisième tireur avaient rejoint le briseur de vitrine. Je n'avais pas bougé, assistant l'homme-paquet jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il tombe à la renverse dans une position rendue grotesque par l'armature de bois et de carton.

Frédéric H. Fajardie ( 28 aout 1947 - 1er mai 2008), Tueurs de flics, 1979